La sociologie est une science à part entière, mais une science difficile. A l'opposé des sciences dites pures, elle est par excellence la science que l'on soupçonne de ne pas en être une. A cela une bonne raison : elle fait peur. Parce qu'elle dévoile des choses cachées, voire refoulées.
si l'on est tellement pointilleux sur la scientificité de la sociologie, c'est qu'elle dérange.
La sociologie fait peur ?
Oui, parce qu'elle dévoile des choses cachées et parfois refoulées.
La sociologie a pour particularité d'avoir pour objet des champs de luttes : non seulement le champ des luttes de classes mais le champ des luttes scientifiques lui-même. Et le sociologue occupe une position dans ces luttes : d'abord, en tant que détenteur d'un certain capital économique et culturel, dans le champ des classes ; ensuite, en tant que chercheur doté d'un certain capital spécifique, dans le champ de production culturelle et, plus précisément, dans le sous-champ de la sociologie. Cela, il doit l'avoir toujours à l'esprit afin de discerner et de maîtriser tous les effets que sa position sociale peut avoir sur sa propre activité scientifique. C'est pourquoi la sociologie de la sociologie n'est pas, pour moi, une « spécialité » parmi d'autres, mais une des conditions premières d'une sociologie scientifique. Il me semble en effet qu'une des causes principales de l'erreur en sociologie réside dans un rapport incontrôlé à l'objet. Il est donc capital que le sociologue prenne conscience de sa propre position. Les chances de contribuer à produire la vérité me semblent en effet dépendre de deux facteurs principaux, qui sont liés à la position occupée : l'intérêt que l'on a à savoir et à faire savoir la vérité (ou, inversement, à la cacher ou à se la cacher) et la capacité que l'on a de la produire. On connaît le mot de Bachelard : « Il n'y a de science que du caché. » Le sociologue est d'autant mieux armé pour découvrir ce caché qu'il est mieux armé scientifiquement, qu'il utilise mieux le capital de concepts, de méthodes, de techniques accumulé par ses prédécesseurs, Marx, Durkheim, Weber, et bien d'autres, et qu'il est plus « critique », que l'intention consciente ou inconsciente qui l'anime est plus subversive, qu'il a plus intérêt à dévoiler ce qui est censuré, refoulé dans le monde social.
Si le sociologue parvient à produire, un tant soit peu de vérité, ce n'est pas bien qu'il ait intérêt à produire cette vérité, mais parce qu'il y a intérêt. Ce qui est très exactement l'inverse du discours un peu bêtifiant sur la « neutralité ». Cet intérêt peut consister, comme partout ailleurs, dans le désir d'être le premier à faire une découverte et à s'approprier tous les profits associés, ou dans l'indignation morale, ou
dans la révolte contre certaines formes de domination et contre ceux qui les défendent au sein du champ scientifique, etc.
En sociologie, au contraire, toute proposition qui contredit les idées reçues est exposée au soupçon de parti pris idéologique, de prise de parti politique. Elle heurte des intérêts sociaux : les intérêts des dominants qui ont partie liée avec le silence et avec le « bon sens », les intérêts des porte-parole, des haut-parleurs, qui ont besoin d'idées simples, simplistes, de slogans. C'est pourquoi on lui demande mille fois plus de preuves (ce qui, en fait, est très bien) qu'aux porte-parole du « bon sens ». Et chaque découverte de la science déclenche un immense travail de « critique » rétrograde qui a pour lui tout l'ordre social (les crédits, les postes, les honneurs, donc la croyance) et qui vise à recouvrir ce qui avait été découvert.