https://www.cairn.info/revue-les-champs-de-mars-2017-1-page-205.htm
L’annexion de la péninsule de Crimée en mars 2014 par la Russie et la création de deux nouveaux sujets de la Fédération ont donné lieu à des réactions internationales vives, principalement aux États-Unis et en Europe. Les motifs avancés par la Russie pour justifier cette annexion sont le plus souvent d’ordre culturel – Sébastopol serait intrinsèquement une ville russe, peuplée de russophones – ou stratégique – Sébastopol, toujours, constitue l’accès quasi obligatoire de la flotte russe de la mer Noire aux « eaux chaudes » –, mais ils sont rarement d’ordre économique. Or la question criméenne est également énergétique : l’annexion a porté atteinte aux projets de réseaux énergétiques transnationaux et aux ressources locales de l’Ukraine. Celle-ci se trouve amputée d’une large partie de la production d’hydrocarbures et de minerais, la plupart des mines ukrainiennes se trouvant à l’est du pays, dans les oblasts de Donetsk et Lougansk, transformés en champ de bataille depuis 2014.
2L’Ukraine qui focalise l’attention des Européens depuis le milieu des années 2000, en tant que l’une des principales routes de transit des hydrocarbures russes vers l’Europe, se trouve maintenant privée d’un territoire à la fois productif et stratégique. Alors que l’attention était surtout centrée jusqu’ici sur les voies terrestres d’approvisionnement en Europe orientale, la multiplication des projets sous la mer Noire a renforcé le rôle critique de la Crimée. Péninsule riche, cette dernière est également un point de passage important, tant par son territoire terrestre que par ses frontières maritimes. Si son annexion n’a pas été reconnue internationalement et, en conséquence, n’a pas donné lieu à une extension de la zone économique exclusive [1]
[1]
D’après le droit de la mer, une zone économique exclusive est… (ZEE) russe, Moscou considère les eaux territoriales de la Crimée comme étant siennes [2]
[2]
Ilya Nuzov, « National ratification of an internationally… et ne se priverait sans doute pas de les défendre au besoin. Après la Baltique, le jeu de go des gazoducs se déploie maintenant en mer Noire, avec la Crimée au centre du plateau.
L’Ukraine amputée de ressources potentielles importantes
3La situation énergétique de l’Ukraine était, avant 2014, bien connue. Malgré des ressources nationales importantes en charbon (environ 3,8 % des réserves mondiales) et un recours très étendu au nucléaire civil (23,3 % du total de la consommation énergétique, le second consommateur en volume après la France) – même avec le précédent de Tchernobyl –, le pays souffrait d’une énorme dépendance aux approvisionnements gaziers de Moscou. Certes l’Ukraine dispose d’une production nationale d’hydrocarbures liquides, à commencer par le gaz, mais celle-ci ne pouvait pas combler les besoins nationaux : sa production maximale plafonnait à 19,3 milliards de mètres cubes (Mm3), alors que sa consommation s’élevait à près de 60 Mm3 à son plus haut. Dans ce contexte, la Crimée avait une production intéressante, en augmentation au moment de l’annexion, qui atteignait les 2 Mm3 annuels.
4En outre les zones off-shore au large de la Crimée recéleraient d’importantes ressources pétro-gazières, capables de diminuer la dépendance de l’Ukraine aux importations de gaz russe qui ont baissé depuis le déclenchement de la guerre. Ces zones se révéleraient particulièrement prometteuses, avec des réserves de l’ordre de 2 000 Mm3 potentiels, contre des réserves prouvées de 600 Mm3 terrestres pour l’Ukraine, selon BP. La Crimée s’avérait donc une région de grandes promesses pour Kiev, en particulier après l’échec des tentatives d’exploration-production de gaz de roche-mère terrestre, abandonnées par Chevron-Texaco à la fin de l’année 2014 en raison d’un manque de rentabilité [3]
[3]
Nicolas Mazzucchi, « L’exploitation des gaz et pétrole de….
5La Russie, en annexant la Crimée, a également récupéré l’ancienne filiale de la compagnie nationale ukrainienne Naftogaz, Chernomorneftegaz, chargée de l’exploitation de la Crimée. Grâce aux matériels de l’entreprise, la nouvelle « république de Crimée » est apte à produire du gaz et du pétrole depuis le territoire annexé, même si Chernomorneftegaz a été placée sur la liste noire des entreprises du département du Trésor américain. À la suite de ces sanctions, ainsi que de celles de l’UE, Chernomorneftegaz ne peut se reposer que sur le savoir-faire et les financements russes pour ses besoins en exploration-production. Si pour le moment cette situation s’avère tenable pour la compagnie, elle risque de limiter ses capacités pour la mise en production de certains champs dans le futur.
La Russie confrontée au défi de l’approvisionnement énergétique de la Crimée
6De fait, la Crimée, même si elle est riche en gaz, voire en pétrole, est totalement isolée du reste du territoire russe et du réseau de pipelines ukrainien. Les approvisionnements énergétiques de la péninsule en hydrocarbures raffinés et surtout en électricité se sont toujours faits depuis le reste du territoire ukrainien, surtout après l’abandon de la construction d’une centrale nucléaire en Crimée dans les années 1980, à la suite de l’accident de Tchernobyl.
7Face à cette situation, le ministère de l’Énergie russe a décidé de construire un gazoduc entre la péninsule russe de Kouban et la ville criméenne de Kertch pour approvisionner la Crimée en gaz et surtout pour alimenter les centrales électriques thermiques qu’il envisage d’y construire. Celui-ci devrait entrer en fonction en 2018, limitant d’ici là les capacités de production électrique de la péninsule. La Crimée ne produit pour le moment que 30 % de son électricité, de sorte qu’il lui faut importer le reste d’Ukraine, en échange de charbon russe. Inutile de dire que les relations entre Kiev et Sébastopol sont particulièrement tendues et, de la même manière que des « interruptions » avaient lieu dans les livraisons de gaz russe à l’Ukraine, des « interruptions » se produisent parfois dans l’approvisionnement électrique de la péninsule, officiellement à la suite d’actions d’activistes ukrainiens [4]
[4]
« Crimea power blackout. Russia accuses Ukraine of sabotage »,….
8Pour remédier à cette situation, la Russie s’est lancée dans la construction d’un « pont électrique » d’urgence au travers du détroit de Kertch. À la fin de l’année 2015, une première ligne électrique d’une capacité de 400 mégawatt (MW) était posée, ce qui représentait 40 % des besoins de la péninsule. Le pont électrique a été étendu en 2016 avec la construction de nouvelles lignes portant à 800 MW la capacité de fourniture d’électricité depuis le territoire russe [5]
[5]
Vladimir Soldatkin, « Putin says Crimea now free of reliance on…. En comptant sur ces infrastructures électriques, le nouveau gazoduc, ainsi que le futur pont routier et ferroviaire annoncé pour 2019, la Crimée devrait se retrouver indépendante de l’Ukraine pour ses approvisionnements énergétiques à l’horizon 2020. Il reste néanmoins à Moscou à construire sur place des installations de production électrique, a priori des centrales thermiques à gaz [6]
[6]
Anton Zverev, Gleb Stolyarov, « Exclusive. Crimea power project…, pour augmenter la sécurité énergétique de la péninsule qui demeure, pour le moment, dépendante de l’artère traversant le détroit de Kertch.
Les pipelines de la mer Noire : des projets en suspens
9Au-delà de la question des ressources et des approvisionnements, l’annexion de la Crimée par la Russie a également eu un effet collatéral sur les différents projets de pipelines de la région de la mer Noire. Depuis le milieu des années 2000, à la suite des guerres gazières russo-ukrainiennes (2006-2009), la Commission européenne a pris la mesure des effets collatéraux qu’une dépendance trop grande à l’égard de la Russie pour ses approvisionnements gaziers pouvait provoquer. Alors que l’Europe du Sud-Ouest (Espagne, France, Italie) apparaît à l’abri des soubresauts géopolitiques des marches orientales de l’Union européenne (UE), les pays d’Europe centrale et orientale (Allemagne, Bulgarie, Hongrie, Pologne, République tchèque, Roumanie, Slovaquie) sont pris au piège des disputes entre Kiev et Moscou. Même si tous ne sont pas dépendants au même niveau, ils ont en commun le fait de disposer d’un mix énergétique faisant appel de manière extensive aux hydrocarbures russes – principalement le gaz – avec des besoins qui restent importants même s’ils ne sont pas forcément croissants. Les pays les plus à l’Est, comme la Bulgarie ou la Slovaquie, demeurent les plus dépendants.
10De cette situation particulière naît en 2008 la politique communautaire du Corridor gazier Sud (Southern Gas Corridor) pour tracer de nouvelles voies d’approvisionnement, contournant la Russie et l’Ukraine, vers le Caucase, le Moyen-Orient et l’Asie centrale. Le projet de Corridor gazier Sud repose au départ sur trois voies différentes : l’interconnecteur Turquie-Grèce-Italie (ITGI), le Nabucco entre l’Azerbaïdjan et l’Autriche au travers de la Turquie, de la Bulgarie, de la Roumanie et de la Hongrie, et finalement le White Stream entre la Géorgie et la Roumanie [7]
[7]
Un doute subsistait quant au tracé, qui pouvait être…. De ces projets il ne reste en 2017 que peu de chose. L’ITGI n’a pas été relié à l’Italie pour le moment même si des projets existent encore. Le Nabucco n’a pas survécu à la mise en œuvre de projets concurrents russes (South Stream puis, aujourd’hui Turkstream) et azerbaidjanais. Au titre des financements européens du Corridor gazier Sud, il a d’ailleurs été remplacé par le projet de double gazoduc trans anatolian natural gas pipeline project/trans adriatic pipeline (TANAP/TAP) qui va de l’Azerbaïdjan à l’Italie en passant par la Turquie, la Grèce et l’Albanie.
L’extension des gazoducs européens vers la mer Caspienne : un projet en échec
11Enfin, White Stream, le moins ambitieux et donc le moins risqué des trois projets, semblait à l’écart des grandes manœuvres géopolitiques régionales. Reliant les zones gazières du Caucase du Sud à l’autre rive de la mer Noire, il présentait un caractère moins stratégique. Le projet, porté par le consortium Georgia Ukraine European Union (GUEU), promettait non seulement de relier l’Europe orientale aux réserves caucasiennes hors de Russie, mais aussi de créer à terme une connexion vers les ressources d’Asie centrale en passant sous la mer Caspienne. Le projet White Stream était ainsi considéré à son extension finale comme un gazoduc de 32 Mm3 de capacité [8]
[8]
La première étape, plus modeste, prévoit simplement un tube de…. Toutefois ce projet supposait que le statut de la Caspienne soit tranché dans un sens défavorable à la Russie, à savoir que l’option « mer » soit retenue. Certains pays riverains, comme la Russie et l’Iran, considèrent en effet qu’il s’agit d’un lac, tandis que les autres, le Kazakhstan, l’Azerbaïdjan et le Turkménistan, estiment qu’il s’agit d’une mer et qu’il faut par conséquent procéder à un découpage des eaux. Ce projet supposait également que le Turkménistan soit prêt à y injecter du gaz, la totalité de sa production partant pour le moment en Chine et en Russie. En un simple mot, les promoteurs du White Stream ont consciencieusement évité les eaux territoriales de la Russie.
12Cette situation a été bouleversée par l’annexion de la Crimée et le projet pourrait bien rester lettre morte. En effet, le tracé final supposé du pipeline passe en plein milieu des eaux territoriales, au large de la péninsule. L’annexion n’ayant pas été reconnue internationalement, ces nouvelles eaux territoriales n’appartiennent pas officiellement à la Russie. La situation est néanmoins complexe pour les promoteurs du gazoduc. Alors que les conventions internationales leur permettaient de poser librement un gazoduc dans les ZEE, elles les obligent à obtenir l’accord des pays riverains dont ils traversent les eaux territoriales. En outre, Moscou ayant annoncé qu’elle considérait que la république de Crimée et la ville d’importance fédérale de Sébastopol étaient pleinement intégrées au territoire national de la Fédération de Russie, il y a fort peu de chances que la marine russe laisse des compagnies étrangères poser des conduites au large de la Crimée. Il en résulte un retard certain dans la construction et la mise en fonction du projet White Stream, malgré l’entrée de la Géorgie dans l’Union de l’énergie en 2016. Alors que le gazoduc devait entrer en fonctionnement à la fin de l’année 2016, le site Internet du consortium GUEU – renommé consortium White Stream – annonce désormais la fin du projet pour 2022.
Réflexions sur l’état d’avancement des projets énergétiques russes
13La Russie s’intéresse à la région de la mer Noire pour le transport du gaz vers l’Europe depuis le milieu des années 2000 et le déclenchement des « guerres gazières » avec l’Ukraine. Le premier projet, South Stream, prévoyait la pose d’un gazoduc de grande capacité (63 Mm3) depuis la Russie jusqu’en Autriche en passant par la Bulgarie. Celui-ci est finalement abandonné par la Russie le 1er décembre 2014. Plusieurs raisons, tant économiques que politiques, en sont la cause. Tout d’abord, la crise économique, forte en Europe du Sud – principale cible de la desserte du gaz de South Stream – induit une importante baisse dans la demande de gaz naturel. L’Italie, premier partenaire économique du projet à travers l’entreprise ENI, voit sa consommation se réduire de 29 % au tournant des années 2010. Dans ce cadre, le surdimensionnement de South Stream pose des problèmes. En outre, à la suite de la crise ukrainienne, les autorités européennes décident de mener en priorité les projets du Corridor Sud. Ces derniers, notamment TANAP/TAP, sont les concurrents immédiats de South Stream. À l’été 2014, la commission européenne lance des enquêtes en Bulgarie sur les conditions d’attribution de certains marchés à l’entreprise South Stream NV, possédée à 51 % par Gazprom, qui porte le projet.
14Les procédures lancées en annulation, combinées à la baisse de la demande gazière, amènent les autorités russes à abandonner un projet qui s’annonçait comme compromis. Quelques semaines plus tard, l’idée d’un nouveau gazoduc se fait jour. Nommé Turkish Stream, il relierait les champs gaziers russes à la frontière gréco-turque. L’idée des promoteurs russes est d’éviter le territoire de l’UE, pour se prémunir de ses actions ; libre aux Européens de construire une infrastructure jusqu’à la frontière turque s’ils veulent du gaz. Puis le projet Turkish Stream est mis en sommeil après la brouille russo-turque de novembre 2015 qui culmine avec la destruction d’un avion de combat russe par les forces turques. Il faut attendre le mois d’octobre 2016 – et la réconciliation Poutine-Erdogan à la suite, notamment, du coup d’État manqué à Istanbul en juillet 2016 – pour que les deux pays annoncent la signature du projet de gazoduc, rebaptisé Turkstream, finalement dimensionné à hauteur de 31,5 Mm3, soit la moitié de South Stream [9]
[9]
Sans compter que Turkstream approvisionne aussi la Turquie,….
15Turkstream propose de connecter les régions occidentales de la mer Noire à la Russie en passant par la Turquie et plus seulement au travers de l’Ukraine. Sans changer de fournisseur, Moscou offre d’une certaine manière une plus grande sécurité énergétique à des pays comme la Bulgarie et la Roumanie, déjà extrêmement dépendants du gaz russe, en diversifiant les routes d’approvisionnement. Dans ce cadre, le projet White Stream, dont le consortium reste particulièrement discret [10]
[10]
La composition officielle en est inconnue. Il est toutefois…, apparaît comme de moins en moins viable, surtout depuis qu’il a été exclu de la liste des projets d’intérêt commun de l’UE [11]
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Union européenne, État des projets d’intérêt commun, voir no…. Pendant ce temps, la construction du gazoduc Turkstream poursuit sa route. D’un format plus limité, avec un client supplémentaire par rapport à South Stream, Turkstream s’avère bien plus viable économiquement, surtout avec une diversification des ventes de gaz de la Russie vers l’Asie, qui limite de facto les volumes pour l’Europe. Construit exclusivement par Gazprom – la compagnie publique turque Botas¸ n’est concernée que pour la partie terrestre en Turquie –, il a pour l’instant obtenu toutes les autorisations nécessaires, y compris de la part des autorités d’Ankara, et devrait entrer en fonction en 2019 ou 2020, selon la vitesse d’avancée des travaux. Il verra le jour avant White Stream en tout cas.
figure im1
Conclusion
16Sans que les aspects énergétiques aient été la principale donnée présidant à l’annexion de la Crimée, il apparaît que ces derniers ne peuvent être sous-estimés. La Crimée offrait à l’Ukraine, avant 2014, la perspective d’une moindre dépendance aux approvisionnements russes par les richesses que recelaient les champs off-shore de la mer Noire. Alors que la production d’hydrocarbures de la péninsule ne cessait d’augmenter depuis quelques années, la guerre est venue stopper cet élan, mais elle n’a pas fait disparaître les ressources. Le gaz de Crimée, maintenant sous contrôle des autorités locales et fédérales russes, est l’une des clés de l’indépendance énergétique de la péninsule. En attendant que ces exploitations tiennent leurs promesses, Moscou est néanmoins obligée de tracer des artères énergétiques depuis le Caucase Nord, maintenant la Crimée sous perfusion, à la suite de l’arrêt des approvisionnements électriques et gaziers depuis l’Ukraine.
17Toutefois cette annexion n’a pas eu que des implications énergétiques entre la Russie et l’Ukraine. La modification des frontières maritimes en mer Noire a également bouleversé les projets de gazoducs du Corridor Sud. Le projet White Stream, destiné à approvisionner les Balkans orientaux et l’Ukraine depuis le Caucase Sud, semble bien compromis puisque sa route passe au travers des eaux territoriales de la Crimée, revendiquées par la Russie. Dans le même temps, le projet russe Turkstream, qui vise également à approvisionner la rive européenne de la mer Noire, se positionne comme un concurrent à la fois plus viable et plus sérieux. De nombreuses questions sont ainsi ouvertes, faisant de la Crimée le point focal des relations énergétiques de la région de la mer Noire et au-delà, ainsi que des projets d’approvisionnement de l’Europe par son flanc sud.